Une histoire du Yoga 2 – la Bhagavad Gîtâ

Ce petit texte, 18 chapitres ou chants, dont le nom signifie en sanskrit le Chant (gîtâ) du Bienheureux (bhagavan), fait partie de l’épopée du Mahâbhârata.
C’est un texte très populaire en Inde, de tradition orale à l’origine, qui s’inscrit dans une relation de transmission. Il est donc mouvant et vivant. De nombreuses interprétations ont été écrites et comme souvent en Inde, elles sont parfois contradictoires.
C’est un dialogue entre Krishna, le Bienheureux, avatar de Vishnu, et son disciple, l’archer Arjuna. Celui-ci est impliqué dans une guerre fratricide pour sauver le Dharma en péril.

La bataille est imminente entre les Pândava et les Kaurava mais Arjuna, l’archer sur son char, hésite et doute profondément. Son cocher, qui est le dieu Krishna, va atténuer ses doutes en lui enseignant la voie du yoga.

Le thème essentiel de la Bhagavad Gîtâ (Bh.G. ou la Gîtâ comme souvent il est appelé) est le Yoga, dont c’est l’un des textes fondateurs. Pourtant seule une posture d’assise est décrite au chapitre 6…
Le yoga y est présenté comme la voie de l’union en soi par l’ascèse (dans le sens grec du terme qui est l’exercice intense). Ce texte sacré, qui vise à la libération des souffrances et des doutes en soi, nous parle de l’esprit du yoga que l’on devrait développer dans la vie quotidienne.

Pendant des siècles, ce texte a été lu de deux manières :
Selon la connaissance qu’il dévoile comme pour Shankara, philosophe mystique du 8ème siècle de notre ère, qui met en avant le Vedanta, l’un des six darshana. C’est le yoga de la connaissance, le Jnana Yoga, qui prime.
Selon la dévotion, le Bhakti Yoga, comme pour Ramanuja (XIe s) et Tukaram, contemporain de Descartes. Ce dernier est issu de basse caste, la Bh. G. n’est pas restée l’apanage des brahman car elle a été traduite du sanskrit dans les langues vernaculaires parlées en Inde.

À partir de la colonisation britannique de l’Inde au milieu du XIXe siècle, le sentiment national indien émerge. Auparavant, les différentes « nations » ou ethnies, avec leurs propres langues, cohabitaient.
Tilak, qui est d’après Neru le père de l’indépendance indienne, écrit en prison un commentaire de la Gîtâ qui devient alors un texte révolutionnaire contre la colonisation. Il le nomme « Traité de Karma Yoga » (le yoga de l’action). L’action n’est plus seulement religieuse mais aussi sociale et politique.
Gandhi met lui en avant, dans son interprétation, l’idée d’une action nécessaire mais non-violente, comme une non-violence active.
Sri Aurobindo évoque la Gîtâ comme une métaphore de la guerre intime en chaque être humain.

Une situation de conflit :

Le début de la Bh.G. est un conflit à trois niveaux :

Conflit d’ordre macrocosmique : Les forces du Dharma, l’ordre cosmique et du monde, sont mises en opposition aux forces du non-dharma, le Adharma. Les Pândava, dont Arjuna est le guerrier, représentent les forces du Dharma et leurs cousins, les Kaurava, celles du Adharma.
Le Dharma est Vérité, satya qui est la cohérence entre pensée, parole et acte, mais aussi Loi, Bien, Spiritualité… Ce sont tous les éléments qui font la cohésion des mondes et de l’Univers. C’est de ce principe qu’en Inde découle le système des quatre classes (varna) dont les castes (jâti), beaucoup plus nombreuses, font partie.

Krishna, à la peau bleue et incarnation de Vishnu, vient sauver le Dharma en aidant Arjuna à résoudre son conflit intérieur .

Conflit d’ordre individuel : Arjuna, le guerrier Kshatriya, refuse de combattre même si son svadharma le lui impose. Un conflit intérieur le ronge car il préfèrerait choisir le renoncement et la contemplation à la guerre. C’est l’émergence d’une conscience individuelle qui provoque une faille en lui, un conflit entre son devoir et l’aspiration de son être profond à ne pas tuer ses cousins.

Conflit entre l’agir et le non-agir : Ainsi dès le départ de la Gîtâ, est révélée une tension, un antagonisme.
« Agir pour la sauvegarde du Dharma en péril ou renoncer à l’action dans la perspective du salut, Moksha : c’est le problème que doit résoudre la Gîtâ. »
Krishna insiste cependant sur la nécessité d’agir pour maintenir sa propre place ainsi que le maintien du Dharma cosmique. Pour que la Nature demeure dans son cycle des saisons qui engendrent des récoltes.

Plusieurs questions se posent :
Y a-t-il une seule solution, une seule façon d’agir ? L’action ne peut-elle pas elle aussi mener à la délivrance ? Quelle est la part de responsabilité de nos actes ou de nos renoncements dans la préservation de la Nature ?
Des questions qui sont toujours d’actualité…

« La Bahagavad Gîta va donc apporter des réponses et va mener à une synthèse entre la voie de l’action et celle du renoncement, une voie de réconciliation. »

Le Yoga est cette synthèse entre l’action et la méditation.
Il est le lien entre le Soi individuel et le Soi universel, entre la personne et son Être profond.

La Quête de l’Unité par la Voie des Actes :

À l’origine du monde, le Tout est concentré et c’est le Karman, l’acte créateur, qui dans le mouvement qu’il initie, va faire se déployer le noyau.
C’est l’idée d’une unité primordiale, d’un germe premier qui contient déjà la multitude à venir, à l’instar de la graine qui contient déjà en elle la plante qui va pousser.

« Rien ne nait de rien mais Tout nait à partir d’un seul et même Être. »

Il y a donc une interdépendance entre tous les êtres sur laquelle s’appuie la compassion.
On peut aussi évoquer la Science pour laquelle il existe cette notion de l’énergie qui donne la matière et des galaxies qui se déploient constamment.
Ce déploiement, à l’origine de la création, implique une différenciation. Celle-ci assure l’équilibre entre les opposés. Le ciel et la terre sont séparés et l’espace-entre fait exister le monde. La circulation, les communications et les actes relationnels densifient « l’Entre ».

Pour que l’équilibre soit maintenu, il faut que chaque élément ait sa place. C’est le Dharma de la vision hindoue où chaque classe (varna qui veut dire couleur) a son rôle :
– les brahman, blanc, sont les prêtres qui effectuent les rites et les sacrifices pour communiquer avec les mondes invisibles.
– les kshatriya, rouge, sont les guerriers, souvent de lignées royales, qui doivent prendre les armes si nécessaire.
– les vaishya, vert, sont les artisans, agriculteurs, commerçants.
– les shudra, noir, sont les serviteurs.
A l’intérieur de ces classes, on trouve les castes qui en sont des divisions, par métier par exemple. Il existe cependant des hors-castes comme les intouchables ou les renonçants. Aujourd’hui, certains intouchables se sont révoltés contre ce système et sont appelés les Dalit, qui signifie les révoltés.
Pour les hindous, le svadharma est son propre devoir de classe ou de caste. C’est la participation au Dharma social.
Dans la Bh G, le svadharma d’Arjuna est donc de prendre les armes. L’individu n’existe que par son rôle social, c’est la classe qui prime. Arjuna, qui ne veut plus remplir son rôle, entre dans une dépression existentielle. Il veut sortir du système de classes. Son svadharma vole en éclats.
Dans les Veda déjà, cette notion de désir personnel différent du devoir social apparait. C’est le libre arbitre considéré comme un potentiel d’action non déterminé. Mais pour les Veda, la seule solution pour sauvegarder l’équilibre est de rester dans l’espace de sa classe ou de sa caste qui est une limite nécessaire, un déterminisme.

Dans le Karman, il existe une notion de sacrifice dans l’acte nécessaire. Il prend alors le sens de l’action rituelle. La Bh G fait référence, au chapitre III, à l’acte originel qui a valeur de sacrifice et qui est le fondement de la vie du cosmos. Déjà dans le Rig-Veda, le sacrifice est la clé de la cohésion des mondes.
« Le rite est un tissage », l’art de relier les différentes parties du Temps. Les rites se répètent inlassablement aux mêmes moments selon les saisons et les événements qui ponctuent une vie. Ils sont une articulation, un passage.
Trois éléments sont essentiels au sacrifice ou rituel :
– Le feu, Agni. Il marque par sa présence la séparation du Ciel et de la Terre et l’espace intermédiaire, là où circulent les souffles.
« Le feu est principe de communication entre les humains et les forces cosmiques. »
Il va permettre de cuire l’offrande et représente le monde divin.
– La parole, Vac. Elle est la parole du mantra qui symbolise le mouvement incessant de déploiement et de reploiement, d’expansion et de rétention. Elle se donne et s’intériorise.
Le ÔM précède tout mantra et le termine aussi. En lui, la parole et sa puissance sont concentrées.
– L’offrande, Hotra. Elle est le plus souvent végétale et très rarement animale.
Elle doit toujours représenter pour l’offrant quelque chose qu’il abandonne dans le feu. Son désir initial, ce qui le motive, Kama, est très important.
Les offrandes nourrissent les dieux qui continuent de faire tourner la roue cosmique en donnant de bonnes récoltes.

Le panthéon des dieux hindous.

« Car les dieux maintenus dans le bien-être par le sacrifice, vous donneront à leur tour les jouissances que vous désirez. » Bh.G. III, 12

Dans la Gîtâ au chapitre IV, Krishna parle du feu du Yoga qui est le tapas, le feu intérieur et aussi l’ardeur dans la pratique qui a valeur d’offrande intime.

Dans sa fonction de gardien de l’équilibre et d’une circulation fluide entre les mondes, l’Homme doit accomplir ses actes en conscience et selon le respect des rites.
Là est la voie des Actes selon Krishna dans la Gîta.
Mais est-ce la seule voie ? Pas sûr…

La Quête de l’Unité par la Voie de la Connaissance :

La Connaissance dans la Gîtâ est liée aux textes antérieurs (Veda, Brahmana et Upanishad). Ce texte est d’ailleurs considéré comme une Upanishad.
Dans le chapitre IV des versets 16 à 20, le point de vue du renonçant est abordé, de celui qui s’adonne à des pratiques spirituelles et physiques mais qui n’attend rien du monde qui l’entoure.
Pourquoi agir ? À quoi lui sert son svadharma s’il renonce au monde ? Pourquoi accomplir des rites si l’on cherche la Connaissance ? On passe du « faire » au « connaitre » et du sacrifice en actes au sacrifice en esprit. C’est la méditation qui émerge !

Dans les Upanishad, une distance est prise avec le rite. Les mantra vont être récités et intériorisés dans la posture d’assise et guidés par le souffle. L’intériorité est dévoilée et le « je » émerge. C’est ce qui arrive à Arjuna qui découvre son individuation.
Les Upanishad évoque une énergie véhiculée par la récitation des textes sacrés et que l’on appelle Brahman (avec un grand B), qui signifie « faire croître ». Le brahman est celui qui, dans les rites, est légitime pour faire circuler cette énergie, cette force sacrée mais chacun peut avoir la connaissance de Brahman car elle est présente à l’intérieur ! Le Brahman est partout et au plus profond de soi il réside aussi, il est alors appelé l’Atman.

Mais pour le connaitre, il faut désirer le « savoir ». Cette connaissance est méditative et pas analytique. On doit méditer sur la lumière qui est la présence en nous du Purusha, du Brahman ou de l’Atman, les différentes expressions du même Être ou Unité fondamentale, « plus subtil que le subtil ».

« Indestructible, sache-le, est la trame de cet univers ; c’est l’Impérissable, le détruire n’est au pouvoir de personne. » dit Krishna à Arjuna au chapitre II verset 17 de la Bhagavad Gîta.

L‘Atman réside en chacun de nous dans l’espace du coeur, cher au Yoga.
Cette présence met en relation tous les êtres, c’est le tissu invisible de la réalité qui est Lumière. On peut goûter l’Être mais on ne peut pas le saisir.
Le célèbre mantra « Tat Vam Asi » signifie « Tu es Cela ».

Les rites deviennent ainsi moins importants car le lien de réciprocité du rite a quelque chose d’aliénant puisque fondé sur un donnant-donnant. Au contraire, l’Atman-Brahman est déconditionné, libre de tout calcul de mérite ou de dette. Il ne peut s’assujettir à la volonté des hommes ni des dieux.
Le renonçant qui se recueille en Brahman n’attend plus rien, il est l’ami du vide, là où nait la source de joie infinie. ( cf Bh.G. ch III v 17)

La Gîtâ utilise des métaphores pour expliquer ce qu’est la Connaissance :
La Connaissance libératrice de l’Atman-Brahman est le navire qui franchit le fleuve des renaissances et donc des souffrances.
Le feu de la Connaissance réduit en cendres tous les actes.
Le yogin, accompli en yoga, s’exerce inlassablement dans un état d’unification en soi-même. Il découvre la Connaissance spontanément et « ne tarde pas à atteindre la paix suprême. »

Toute action est du domaine de l’impermanence et nous enchaine, des vies durant, selon la Loi du Karman. Seule la Connaissance de l’Atman-Brahman peut nous libérer de ce cycle car il est l’Immuable. Il est la puissance de la Vie qui reste pure, quelque soient nos actes, et se dévoile comme une puissance libératrice, une grâce.

Mais celle-ci ne se révèle qu’au renonçant qui s’installe dans le non-agir où il se débarrasse de tout ce qui fait obstacle à cette réceptivité. Il recherche donc le silence de la méditation.
La société indienne offre aux renonçants une place à part entière car elle considère primordial leur rôle de retrait et de contemplation du monde invisible.
Et l’on peut penser que pour chacun de nous, « il est parfois nécessaire de faire un pas de côté pour y voir clair dans sa vie. »

Pour revenir à la Gîtâ, Arjuna va donc arrêter son char et renoncer au combat. Mais le Dharma est toujours en péril car si les Kaurava prennent le pouvoir, le chaos arrivera.
Alors comment faire pour associer le renoncement et l’acte de sauvegarde nécessaire ?

La Quête de l’Unité par la Voie du Yoga :

La traduction de YUG, racine du mot yoga en sanskrit, par « union » est la plus proche de la signification du mot Yoga dans la Bhagavad Gîtâ car c’est d’abord l’union en soi-même.
Il s’agit de réunir deux parties de soi, le Jivâtman, l’Atman incarné, et le Paramâtman, le Suprême, Brahman. Cette union d’ordre spirituel ne peut se réaliser sans un travail personnel de retour à soi. Toute pratique de yoga va oeuvrer par un recentrage, un rassemblement en soi-même car « engagé dans le monde, l’Homme est dispersé. »

La BH. G. donne une grande importance à la voie du Yoga car elle est la seule à accorder le renoncement dans l’action ! Mais comment peut-on agir tout en renonçant ?
En abandonnant le fruit de l’acte.
C’est le détachement intérieur qui découle de la Connaissance.

La pratique du yoga bouscule nos habitudes en oeuvrant à dé-fusionner le moi, c’est-à-dire en développant la conscience de l’acte et de ses conséquences. Cela peut entrainer un combat en soi-même pour réfréner ses pulsions.
C’est pour cela que dans le Karma Yoga, le yoga de l’action, la pratique corporelle engagée (tapas) ne peut se dissocier de l’étude des textes et d’une enquête sur soi-même, pour ne pas dire une analyse de soi (svadhyaya). Ce sont deux approches complémentaires mais indissociables.

Le Yoga est une expérience. Son enseignement doit donc rester vivant (et non virtuel) car l’expérience du professeur nourrit celle de son élève sans se l’approprier.
Le Yoga est le Lien entre les deux. La relation est primordiale.
C’est aussi cela que représente ce dialogue entre Krishna et Arjuna.

Il reste qu’il faut accomplir l’action qui s’impose pour maintenir le courant de vie.
La liberté ne vient pas du refus systématique d’agir et elle engage une responsabilité vis à vis des autres.
En intégrant le retrait préalable à l’action, on distingue la part de responsabilité qui est la nôtre mais le retour à l’action est indispensable. Le recul est nécessaire pour évaluer l’action à accomplir et ses conséquences. C’est en effet d’après la Loi du Karman, le germe d’une action future. Il convient d’agir dans la conscience de ses actes et dans la volonté de ne pas être dans une répétition inconsciente.

« Un être incarné (vivant), en effet, ne peut totalement renoncer à agir. Le vrai renonçant est celui qui renonce aux fruits de ses actions. » Bh. G. ch XVIII v 11

Le sens profond du renoncement est le détachement intérieur qui va faciliter le discernement de ce qui motive nos actes. Cela implique une volonté, la capacité à mobiliser son énergie dans le but de l’action choisie et non pas dans le but du résultat que l’on peut en attendre ! Ce n’est pas du volontarisme où l’on soumet tout à notre volonté par le besoin de tout contrôler.
Il y a une différence entre le fruit et l’effet de l’action. Il faut laisser tomber les fruits de l’action, ne pas s’y attacher, en s’affranchissant de la possession. Mais l’action aura toujours un effet.

Pour gravir les degrés du Yoga, la mise en place de cette volonté, de ce désir détaché ( Kâma qui n’est pas convoitise ) et la répétition des exercices deviennent presque des actions rituelles. C’est en installant de nouvelles habitudes que l’on exerce en soi cette volonté.

« Mais la connaissance est voilée par l’inconnaissance et c’est de là que procède l’égarement des êtres. » Bh. G. ch V v 15

« Sans le Yoga de la connaissance, Jnana Yoga, il n’est ni discernement (Viveka) ni méditation (Dhyana) possibles donc point de paix ni de bonheur. »

Le Samkhyâ, le darshana qui va de pair avec le Yoga, est une sagesse qui intègre cette notion de libération des fruits de l’acte. Le Yoga est le moyen, l’instrument pour mettre en place cette sagesse.
Le Yoga et le Samkhyâ sont considérés comme les deux aspects, pratique et théorique, d’un même doctrine. Elle conçoit que le Purusha, l’Immuable, « celui qui est par delà les guna« , ne peut se déployer que par le dynamisme de la Prakriti, la Nature. Celle-ci est une force active qui agit selon trois modalités, nommées les Guna :
Tamas qui est la force d’inertie.
Rajas qui est le germe de l’activité et le facteur passionnel aussi.
Sâttva qui est la force lumineuse, germe de l’intelligence et de l’équilibre entre les deux autres.
Tous les êtres sur Terre sont sujets de ces trois guna issus de la Nature.

L’un des buts du yoga est de développer Sâttva en soi, en passant d’une manière de vivre où l’on est agi par ces trois forces à une conscience de leurs actions en nous, afin d’équilibrer leurs forces en chacun de nos actes.
Certaines actions demandent plus de rajas, lorsque l’on coupe du bois par exemple, et pour d’autres tamas est nécessaire, la lecture par exemple. L’équilibre vient lorsque l’on s’approche de sâttva dans chaque action en fonction du dosage nécessaire. (pour éviter de se couper un orteil ou de s’endormir sur son livre 🙂 )
L’équilibre n’est jamais un point fixe mais une adaptation constante, volontaire et intuitive.

L’être humain est composé d’une « matière » à trois formes ( corps, esprit et parole) et d’une quatrième composante , le Purusha ou l’Âtman qui est « une perception dans les sens », une lumière dans le coeur.
Le yoga de la connaissance, Jnana Yoga, met en avant une notion très importante dans la Bhagavad Gîtâ qui est le discernement (Viveka) et qui signifie réaliser, faire la différence entre Prâkriti, matière, énergie (guna), qui est sans cesse en mouvement et le Purusha, le Soi, ou l’Àtman dans les Upanishad, qui est immuable.
C’est l’intelligence profonde, celle qui vient du coeur, la Buddhi (-bud étant la même racine que dans buddha et voulant dire s’éveiller), qui doit s’épanouir en nous par ce travail de discernement dans la pratique du yoga, afin de percevoir intuitivement l’Être lumineux et immuable en chacun de nous.

Il est primordial pour cela de quitter l’état de dispersion en se disciplinant par la pratique au quotidien (Abhyasa). Cette pratique, c’est le yoga et la réunification en soi est symbolisée par la parabole du char :

« Les sens sont les chevaux », puissances actives qui nous poussent vers l’extérieur.
Le mental, Manas, est symbolisé par « les rênes qui relient les chevaux au cocher ». C’est l’instance en nous qui ordonne, rassemble et produit des images mentales liées au langage. C’est aussi la rencontre entre le sens et son objet que l’on nomme la sensation.
Mais ce qui met de la conscience, c’est la Buddhi, le cocher lucide. Tout l’attelage est important mais le cocher ayant acquis la Connaissance par le Yoga, est seul capable du discernement. D’ailleurs YUG (racine du mot Yoga) peut aussi vouloir dire : « atteler ce char au lieu de se laisser entrainer par la fougue des chevaux, et se rassembler à l’intérieur en s’associant à la Buddhi. »

Mais encore faut-il y croire ! Car outre l’ascèse et le discernement, la foi et la confiance sont indispensables pour ne pas se décourager ou se perdre en chemin.

Cette foi réside dans le yoga de l’amour ou Bhakti Yoga, traduit aussi par le yoga de la dévotion. Le bhakta est « celui qui reçoit en partage ». Le bhagavan, Krishna pour la Gîtâ, est « celui qui possède les bonnes parts ». Il y a donc un relation d’échange entre les deux, de don et de partage ! La confiance s’accomplit dans l’alliance.
Krishna, l’avatar de Vishnu, représente le Suprême, l’Impérissable mais il a besoin d’Arjuna pour maintenir le Dharma. Cette action n’est pas conditionnée par la loi du Karman ni motivée par le désir des fruits de l’acte.
Cela diffère des dieux des Veda car il n’y a plus de sacrifice à faire mais juste s’abandonner à cette relation avec l’Âtman suprême.

« Le don est plus important que le renoncement à l’acte car il ouvre un espace, comme un non-faire intérieur qui laisse la place à la présence divine. »

Dans cette déprise intérieure, on s’ouvre à la grâce, à la gratuité et à la délivrance. La libération est un don gratuit dont on fait ce que l’on veut sauf le communiquer à qui est sans foi. ( Cf Bh. G. ch XVIII v 56 à 68.)
Car c’est d’abord le cheminement d’un abandon, d’une confiance ! Et sans ce travail de retour sur soi, « ce grand secret, cette parole suprême » peut être détournée dangereusement.

Le svadharma est donc plus une attitude intérieure, à adopter au quotidien, qu’une conformité à un rôle social. Il réside dans l’abandon à la connaissance de cette paix qui jaillit de l’intérieur.

« Cet ordre n’est pas une construction toute faite, c’est plus une harmonie à découvrir au fond de son coeur. Dans le secret du coeur à coeur, la lumière, au dessus du ciel et dans la grotte du coeur, apparait. »

Une ambiance indienne…

Pour conclure, ce texte vivant doit être lu, interprété, analysé selon nos propres croyances et nos propres interprétations, issues de nos expériences.
Dans un contexte non-religieux, l’abandon à plus grand que soi peut être le symbole d’un refus de la toute-puissance et la re-connaissance du Mystère de la Vie.

Dans le contexte du yoga, le Souffle, Prâna, qui nous traverse et nous nourrit « gratuitement », est ce soutien sur lequel nous pouvons nous abandonner dans la pratique. Parce que prendre conscience de sa respiration est un merveilleux moyen qu’emprunte le yoga pour revenir à soi.
Mais à chacun de trouver sa propre compréhension.
L’important est le cheminement par le questionnement qui émerge de notre propre interprétation des textes « sacrés ». En cela, ils sont sacrés car ils questionnent la vie même.

Je remercie profondément Gisèle Siguier Sauné qui m’a enseigné, pendant deux années, son interprétation de la Bhagavad Gîtâ. La connaissance qu’elle a de ce texte est nourrie de recherches, de réflexion, d’une pratique du yoga et de la méditation, et aussi d’un sens et d’une maîtrise de la pédagogie. Suivre ses cours a été pour moi un voyage merveilleux où j’ai côtoyé, outre le yoga, la philosophie, l’histoire, la religion, le théâtre et bien d’autres domaines encore.
Cet article est une retranscription d’une partie de son cours.
La plupart des photos sont tirées du livre de Stéphane Guillerme, Dieux et déesses de l’Inde. Almora, 2011.

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